Je prenais jusqu'alors Venise
pour la capitale du romantisme niais et du tourisme de masse, symbolisés par
les gondoles, les baisers furtifs et les Aperol-Spritz, jusqu'à ce moment divin
où je vis, à l'approche de la ville, les bâtisses affirmer leur caractère et
devinai, derrière leurs contours se faisant précis, les canaux et leurs ponts,
les cris et les soupirs, les oeuvres d'art et les siècles.
Car Venise est une plongée dans l'histoire. On imagine le monde qu'elle domina du temps de sa splendeur, avant que l'impitoyable ordre économique ne se trouvât d'autres capitales, moins à l'étroit : Anvers, Gênes, Amsterdam, Londres, et, bien plus tard, de l'autre côté de l'Atlantique, les Etats-Unis, avec New York et aujourd'hui la Silicon Valley. Grandeur et décadence d'un monde qui est passé des doges aux capitaines d'industrie de l'informatique, des palais aux open spaces avec tables de ping pong, des sequins aux monnaies virtuelles, des constructions palafittes aux clouds.
Et soudain, on s'engouffre dans
les pas de Casanova, échappé rocambolesque de la prison des Plombs, où il était
enfermé pour atteintes aux bonnes moeurs, pour s'en aller séduire, aux quatre
coins du continent, avant de coucher sur papier une vie tout en conquêtes -
quelques siècles plus tard, il aurait eu à subir les mêmes assauts des
néo-puritains.
Méditant tout en observant les
reflets du soleil sur le canal Giudecca, séparant l'île éponyme de la ville
historique, étendue où voguent quelques gondoles et un nombre croissant de
bâteaux modernes, je compris que Venise est la ville où cohabitent, sans
vraiment s'affronter, les opposés d'ordinaire irréconciliables : le passé
(glorieux) et le post-moderne (vilain), la terre en bandes étroites et l'eau
qui serpente, s'engouffre, ondule, les touristes en t-shirt, short et basket et
les gentilshommes acquis aux charmes de la sprezzatura, la joie et la
mélancolie, les chuchotements et le fracas.
Et puis, il y a ce sentiment
indéfinissable qui situe Venise à mi-chemin entre la vie et la mort. Ce n'est
sans doute pas pour rien que Thomas Mann et le génial Luchino Visconti y ont
figé, l'un sur le parchemin, l'autre sur la pellicule, une oeuvre à la fois
divine et crépusculaire. Alors, si j'ai, en ce monde, visité bien des villes,
j'ai acquis une certitude : lorsque je sentirai les forces me quitter, dans
quelques décennies, c'est sans doute au coeur de la cité lagunaire du nord de
l'Italie que j'irai une dernière fois contempler le cours des siècles, le
souffle de la vie et les merveilles du monde.
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