« Homère est nouveau, ce matin, et
rien n’est peut-être aussi vieux que le journal d’aujourd’hui » : par
cet aphorisme, le « mécontemporain »(1) Charles Péguy soulignait autant
l’intemporalité de l’œuvre léguée par l’aède grec que l’obsolescence des
gazettes relayant des nouvelles qui se bousculent désormais à un rythme effréné.
S’il ne devait rester que deux textes de la production littéraire et culturelle
fournie par l’espace européen, l’Iliade et l’Odyssée, plus sans doute que la
Bible et forcément que l’œuvre de Guillaume Musso, seraient vraisemblablement ceux-là.
Rédigées au VIIIe siècle avant notre ère, et conservées par-delà les âges en ne
cessant d’être une source d’inspiration, de Pindare à Giraudoux, elles incarnent,
en lettres de chair, la civilisation occidentale « aux origines
grecques » et portent en germe les conditions de sa palingénésie.
Chez Homère, l’individu souverain demeure maître de son destin, quoique, époque oblige, forcément influencé par les divinités qui, bien qu’au-dessus de la mêlée, s’incarnent jusqu’à prendre fait et cause pour un des protagonistes : Aphrodite soutient Pâris qui l’avait élevée au rang de plus belle parmi les déesses, Arès se range du côté des Troyens, Athéna et Hermès viennent en aide à Ulysse, Poséidon s’oppose à lui, Eole oscille entre les deux positions. En réalité, l’intervention divine hâte les destins individuels davantage qu’il ne les influence réellement. D’ailleurs, tempère l’académicienne helléniste Jacqueline de Romilly, « quand ils interviennent, eux qui peuvent tout, ce n’est point pour faire s’effacer la raison humaine. Au contraire, on dirait qu’Homère offre toujours, dans l’Iliade, des miracles que chacun peut y reconnaître, en tous les temps, les souvenirs familiers des surprises imposées par la vie »(2). Le christianisme, qui doit sa mainmise sur l’Occident à son OPA sur un monde romain en déclin, inversera les rôles en faisant découler toute chose du tout-puissant.
Comme
l’a remarquablement souligné Dominique Venner(3), l’Iliade et l’Odyssée sont
des œuvres mettant en exergue la finitude humaine, en contradiction avec
l’infinitude des religions monothéistes et ramènent l’Homme à une forme de
modestie que l’époque contemporaine, péchant par ses multiples excès, a
abandonnée sur l’autel du progrès démoniaque. Malgré les promesses
d’immortalité qui lui sont formulées par la voix de Calypso, en échange d’une
vie à ses côtés, Ulysse choisit la mortalité en suivant son désir de rejoindre
Pénélope et privilégie l’intensité de la vie à l’ennui consubstantiel à
l’infini. Le destin des individus se joue ici et maintenant, et non dans
l’au-delà fictif promis par les religions encore aujourd’hui dominantes. La
conséquence est qu’il importe de justifier sur terre et dans ses actions les
conditions de son existence.
A
cette aune, dans le récit homérique, la mesure de toute chose se situe en l’Homme
dans ce que celui-ci a de noble de moins glorieux. Le héros est présenté tel
qu’il est, gorgé de ses qualités et de ses défauts, dans sa plus stricte (in)humanité :
Ulysse se venge, sans montrer beaucoup de compassion, envers les impétrants
ayant voulu prendre sa place au cours de sa longue absence ; Achille entre
dans une colère ayant tout de la bouderie après qu’Agamemnon lui eut retiré sa
captive Briséis, Priam supplie Achille de lui rendre le corps d’Hector… Le
héros cohabite lui-même avec l’homme ordinaire dans la pluralité des fonctions
dévolues à celui-ci et avec la femme qui occupe une place prépondérante,
complémentaire à celle de son pendant masculin et donc à mille lieues de
l’égalitarisme revendiqué par le féminisme actuel : en l’absence d’Ulysse,
Pénélope gère l’île d’Ithaque avec brio ; pendant ce temps-là, Calypso
tente de retenir le héros ; Andromaque incarne la douleur de la perte de
son mari et endosse le rôle de mère protectrice envers Astyanax…
L’œuvre
d’Homère renvoie ainsi à une éthique de la responsabilité. « Du combat,
seuls les lâches s’écartent », peut-on lire dans l’Iliade. La notion de
combat est à considérer dans son acception large et nécessite de la part des protagonistes
une praxis faite de parfaite maîtrise du corps, mais aussi de l’intelligence. Celle-ci
tient une place prépondérante dans l’iliade et l’Odyssée. Le cheval de Troie,
équidé en bois harnaché d’or, utilisé par les Achéens pour pénétrer dans la
cité rivale, est un modèle de ruse. Ménélas se cacha parmi les phoques de
Protée pour capturer celui-ci afin de faciliter son retour vers Sparte. Ulysse
lui-même était « l’homme aux mille tours » : il se déguise en
mendiant cacochyme pour observer ce qui se passe chez lui ; afin que ses hommes
n’entendent pas le chant des sirènes, il obstrue leurs oreilles de cire, tandis
qu’il se laisse lui-même attacher à un mât afin de profiter de la mélopée sans en
subir les conséquences.
Non
seulement, tout au long des 27.000 vers de l’Iliade et de l’Odyssée, l’individu
est souverain, mais il est aussi enraciné et en harmonie avec la nature et les
éléments. Il est forcément de « quelque part ». Dans l’Iliade et le
conflit entre Achéens et Troyens, autres temps, autres mœurs, on se bat pour
les siens, avec les siens, et on meurt avec eux, tandis que, dans l’Odyssée, où
Ulysse aspire à un retour aux sources, après une absence de dix-neuf ans, sur
l’île d’Ithaque, malgré la promesse de paradis sur terre. Comme un symbole,
Ulysse chante qu’« il est vrai que rien n'est plus doux que la patrie et
les parents, même si l'on habite un riche domaine loin d'eux en terre
étrangère ». Le patriotisme, chez Homère, n’est cependant pas un
nationalisme exalté, mais davantage un universalisme qui s’affirme dans le
respect des particularismes, de l’identité et des frontières.
L’internationalisme actuel, profondément anxiogène, rompt de façon tragique
avec la retenue homérique.
Ethique
de la responsabilité, héroïsme, conscience de la finitude, patriotisme sont
autant de valeurs que l’Occident européen, de Brest à Odessa –dont le nom
attribué par Catherine II n’est pas innocent, preuve s’il en est de l’appartenance de l’espace russe à notre
civilisation- gagnerait à réintroduire dans son logiciel pour faire face à la décadence
qui le guette et les menaces auxquelles il devra faire face dans un monde
redevenu anxiogène. Hector, Achille, Ajax ont désormais déserté l’Europe. Il ne
se trouverait de toute façon plus beaucoup d’Homère pour en relater les
exploits. Retrouvons-en l’esprit !
(1)
expression empruntée à Alain Finkielkraut
(2)Jacqueline
de Romilly, Pourquoi la Grèce ?
(3)
Dominique Venner, Un samouraï d’Occident
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