Cinquante ans
après la première des cinq victoires du « roi Eddy » sur le Tour de
France, la Grande Boucle s’élancera ce week-end de Bruxelles qui lui a toujours
fait les honneurs d’une ferveur incandescente et rarement démentie : c’est
que l’épreuve évoque, pour chacun d’entre nous, de 7 à 77 ans – pour reprendre
l’antienne d’une revue bruxelloise -, un lot de souvenirs dont le récit a fini
par se fondre dans un imaginaire collectif dont la société individualiste
manque tant.
Le Tour de
France ne serait rien sans les souvenirs et les anecdotes contés par nos aînés
: la première victoire d'Eddy Merckx quelques heures avant que Neil Armstrong
ne posât un premier pas sur la lune - en Belgique, nous ne savons d’ailleurs toujours
pas lequel des deux événements fut le plus important à l’échelle de
l'humanité... ceci dit, avec un peu de "zwanze", cet humour
typiquement bruxellois, le triomphe du Cannibale fut probablement un pas autrement
plus significatif -, la rivalité picrocholine entre Gino Bartali, représentant
de l'Italie rurale et catholique, et Fausto Coppi, adulé par la Botte
industrieuse et socialiste, la fin tragique de Tom Simpson sur les pentes
du Ventoux, les commentaires du vibrionnant Luc Varenne, l'insolence de
Jacques Anquetil et l'éternelle seconde place d'un Raymond Poulidor à jamais
maillot jaune des coeurs.
Et puis sont venues
se greffer à ce récit nos histoires personnelles et intimes avec la Grande
Boucle. Sans nombrilisme, la mienne s’est esquissée le 23 juillet 1989 : ce
jour-là, tandis que j'avais sept ans et des poussières probablement échappées
du bitume - soit l'âge idoine pour commencer à enfourcher régulièrement un vélo
-, un Américain répondant au même prénom que le mien remportait, au terme d'un
interminable compte à rebours, la Grande Boucle avec... huit secondes d'avance
sur le second. Jamais plus un événement sportif ne m'aura marqué autant que ce
succès sur le fil de Greg LeMond aux dépens du regretté Laurent Fignon ; jamais
je n'élèverais plus un sportif au rang d'idole comme je le fis pour ce Yankee
au visage de chérubin.
Nous sommes
nombreux, durant notre enfance, à avoir rejoué l'étape du jour dans les ruelles
où nous avons grandi, voyant dans les faux plat des dénivelés dignes des grands
cols alpins et pyrénéens, imaginant des sprints dont nous sortions forcément
gagnants, rêvant d'un jour revêtir la tunique jaune ; devenus jeunes adultes,
nous refaisions autour d'un verre les étapes, celles par exemple gagnées par
Lance Armstrong dont nous nous sommes nombreux à nous être épris, avant d'être
rattrapés par la supercherie de celui qui avait réchappé d'un cancer ; tous les
étés, nous sommes désormais nombreux à nous bousculer afin de gravir (pour de
vrai) ces fameux cols, dans l'anonymat, sans espoir aucun d'encore un jour
gagner le Tour, juste avec la fierté de dompter l’indomptable en nous glissant
furtivement dans le sillage de ces champions que le journaliste Albert Londres
qualifia autrefois de « forçats de la route ».
Le Tour de
France, ce sont aussi les paysages et les villes d'un pays à la beauté
éternelle et que l'on ne se lassera jamais de sillonner au son de l'accordéon
d'Yvette Horner, entre musette et bal musette : les lacets (21 !) de l'Alpe
d'Huez, les champs de blé de la Beauce s'ébouriffant au gré du vent et du
passage du peloton, les sommets encore enneigés, la succession de villages
fleuris pour l'occasion et de leurs clochers rappelant que nos terres furent catholiques,
les châteaux crénelés désormais uniquement assaillis par les touristes, les
parcs nationaux du Mercantour et de la Vanoise, la joliment nommée Planche des
Belles Filles au cœur des Vosges espiègles, les pavés indociles du Nord, les
lacs qui sommeillent et les rivières qui serpentent à l'infini dans leur
magnifique écrin.
Chaque année, tel
l’éternel retour nietzschéen, le Tour ne manque jamais de raviver cette flamme
brûlant comme le soleil des étés de nos enfances. Pour la plupart, nous ne
sommes plus vraiment jeunes et c'est désormais à nous de conter les exploits de
ces héros qui, le mois de juillet venu, avalent le bitume avec un appétit
gargantuesque, défient le temps en croyant naïvement pouvoir le vaincre,
repoussent les limites de la vie - tellement belle quand elle se conjugue avec
l'effort, le sacrifice et le dépassement de soi.
Une société
vivant sans Dieu et dans laquelle les grandes idéologies se sont effondrées
face au réel, avec pour conséquence le triomphe de l’individualisme réduisant
chacun au rang de monade, tente de se trouver des repères, pour le meilleur et
pour le pire. Si nous ne sommes plus au temps d’Homère et de son récit ayant
structuré une partie de notre identité, il n’en reste pas moins que nous avons
besoin de vibrer en communauté à l’évocation d’épopées héroïques. Chaque été,
notre imaginaire se tapisse de jaune, celui que porta, il y a 50 ans et jusqu’à
Paris, Eddy Merckx : cette année-là s’est dessinée, plus encore qu’une
victoire sur le Tour de France d’un de nos compatriotes, une partie de notre
identité collective.
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