L’époque est triste, triste par
son manichéisme et son moralisme, triste en raison de la disparition des
libertés et encore plus par son incapacité à donner à celles-ci un sens qui
vaille, triste à force de voir la beauté s’exiler au profit de la laideur qu’exprime
l’architecture moderne ou un rond-point surmonté d’une tentative d’œuvre d’art,
triste de voir la nature asservie aux lubies de quelques fanatiques, triste à
cause de l’exhibition sans honte de la bêtise et de la décadence, triste
d’avoir désappris à vivre avec l’idée de la mort, triste comme nos passions
dans une société dénuée de sacré, triste de ne plus faire de l’émerveillement
permanent une des sources de la vie.
Comment s’étonner, dès lors, que la consommation d’antidépresseurs atteigne, dans nos pays, des records ? Comment ne pas s’inquiéter de n’avoir d’autres horizons que le fil d’actualité de nos réseaux sociaux et le défilement ininterrompu de « stories » identiques ? Comment interpréter le manque de goût pour cette noblesse dont se parent les belles choses et que drapent les beaux mots ?
Pour éviter un plus funeste
destin, la seule ambition que nous devrions avoir est de se donner les moyens
de renouer collectivement avec l’intensité de la vie. La religion qui
promettait un au-delà afin d’atténuer les difficultés de l’ici-bas a disparu de
notre quotidien – en témoignent les rangs de plus en plus dispersés et
grisonnants de nos églises. Les
idéologies qui ont promis de réenchanter le monde ont pour la plupart sombré
dans la dictature ou la faillite de leur modèle, quand ce n’est les deux. L’avènement
d’un individualisme consumériste n’aura fait que nous plonger dans une nouvelle
servitude, à nos écrans, nos réseaux virtuels, à nos décideurs qui nous imposent
de porter le masque quand ils ne nous bâillonnent pas.
Nous manquons de cette capacité à nous émerveiller encore du monde partout où il affiche ses charmes immarcescibles, sa beauté immaculée, ses enthousiasmes juvéniles.
Ils se dévoilent dans la splendeur de la nature, là où les héliotropes s’ébrouent au soleil, les passereaux survolent les champs de blés voguant au gré du vent, les dunes dominent les vastes étendues bleues, les volcans retiennent leur colère, les arbres centenaires déploient leur cime au-dessus de nos existences mortelles.
Ils s'éprouvent dans une sonate de Beethoven ou un impromptu de Schubert, et leurs notes répétées à l'universel, dans un mot ou dans la succession de vers, dans un bas-relief sumérien ou une sculpture taillée dans l'antique marbre, dans ces vieux murs qui donnent aux villages leur caractère et aux cités leurs fortifications.
La beauté est aussi dans l'homme, dans sa grandeur lorsqu'il subliment leur liberté pour consacrer des temples à la vie, mais également dans ses petitesses lorsqu’elles finissent par être le matériau servant à esquisser le profil d'une époque ; elle est en nous-même quand nos explorons notre destinée tantôt dans la solitude de l’effort et de nos réflexions, tantôt dans le partage avec autrui de nos curiosités.
Trop souvent, nos villes assistent au déambulement de badauds aux visages
éteints, suivant le mouvement las de la foule, avalée par la marée suivante de
passants. Nous devons nous redonner les moyens de la contemplation, par la
connaissance de notre histoire et de notre culture et, à partir de celle-ci, de
celles des autres, par la découverte du monde qui nous environne, par le
respect de nous-même, en nous extrayant du rôle de monade auquel nous acceptons
d’être réduits dans la grande machine algorithmique, par la transmission
enfin : la plus belle des missions que nous pouvons nous assigner ne
réside-t-elle pas notre modeste rôle de passeur ?
Notre monde est peuplé de
psychologues, d’éditorialistes, de justiciers, d’experts, dont c’est le métier
ou non, qui analysent nos comportements comme s’ils étaient forcément déviants
– surtout lorsque nous sommes occidentaux-, nous cajolent ou nous culpabilisent
afin que nous acceptions mieux notre volontaire servitude, nous dénoncent et
nous ostracisent si nous pensons mal, nous abreuvent d’objurgations à aimer non
plus notre prochain mais l’autre. Il manque en revanche de philosophes,
d’aventuriers et, plus encore, de gens qui n’ont aucune autre prétention que
d’avoir la vie pour ambition.
Nous réduisons trop souvent l’idée
de « profiter de la vie » au simple fait de nous enivrer ou de
consommer des psychotropes, feignant d’ignorer que ces comportements en hâtent
la fin. Profiter de la vie, c’est « partir chaque jour pour elle au
combat » selon le doux mot d’un écrivain allemand, apporter de
l’esthétisme aux faits et gestes que nous répétons quotidiennement, vouloir en
retarder la fin, non à la manière des transhumanistes qui veulent l’allonger de
mille ans à coups d’apports bioniques, mais plus simplement en savourant chacun
des fruits cueillis sur ses chemins de traverse.
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