Petite
réflexion philosophique rédigée entre Rome et Paris,
au
cœur de notre civilisation,
où
les hommes ont été capables de génie
et
que menace désormais la destruction
Lorsque le ciel s’assombrit, non pour
laisser place à l’envol de la chouette de Minerve au crépuscule – selon la
belle formule de Friedrich Hegel –, mais par la percée de nuages qui
s’amoncellent pour recouvrir la civilisation d’un manteau menaçant, la question
philosophique de l’être au monde – ou de l’être face au monde – devrait
naturellement se poser.
Or, qu’observe-t-on, sinon une fuite en
avant de l’Occident dans le nihilisme mercantiliste – et donc dans l’avoir
obsolescent –, symbolisé par la panthéonisation de vedettes du « show
biz » ou la course au dernier smartphone, et dans l’abrutissement qui
l’accompagne, matérialisé quant à lui, entre bien d’autres phénomènes, par les
rythmes binaires d’un « like » sur Facebook, d’un « set »
de DJ, d’un « shot » de vodka, d’un coup furtif avec un(e) « sex
friend » ou d’un « clic » sur un appareil photo devant une œuvre
d’art qui mériterait davantage de dévotion – et ne parlons pas du
« selfie » ?
Si l’Occident court aujourd’hui à sa
perte, ce n’est pas tant en raison de son remplacement par une civilisation qui
n’a pas renoncé à son expansion spatio-spirituelle, que par la propre
incapacité et le manque de volonté de ses forces vives à défendre et à enrichir l’héritage
des siècles marqués par le génie gréco-romain
(qui a enfanté la démocratie – excusez du peu –, le droit, la
science, mais aussi une esthétique et une idée de la Beauté) et le
christianisme (tempéré par l’humanisme qu’il possédait en ses germes). Dans un
espace où l’on a tué Dieu et où l’on ne croit plus en l’au-delà, au profit du
« culte du moi », la réflexion philosophique permet d’apporter quelques
modestes réponses sur notre rôle dans l’univers et notre enracinement dans le
cheminement des siècles.
Au milieu des ruines, dont le fracas
rend assourdissante la mélodie d’un monde qu’ont su enchanter les notes de Mozart
et dont l’amoncellement rompt avec l’harmonie des grands récits (homérique,
biblique…), deux attitudes s’offrent donc à l’être qui refuse de patauger dans la
mare aux médiocrités et qui entend s’élever au-delà de celle-ci par une
approche philosophique : la sublimation héroïque des sens par des comportements
que l’on estimera supérieurs (honnêteté, fidélité, honneur…) d’une part et la
réflexion nourrie par la contemplation des vestiges de notre civilisation
d’autre part. L’Homme doit aujourd’hui ambitionner la réconciliation de ces
tempéraments qui renvoient respectivement à l’éthique du guerrier et à celle du
sage, soit ses deux rôles intemporels dans l’univers. En tranchant ainsi avec
la jouissance facile et immédiate de la société liquide – microcosme de l’homo numericus –, il trouvera la clef de
sa réalisation personnelle dans le monde et cheminera conséquemment vers le
bonheur.
« Est digne de la vie celui qui,
tous les jours part pour elle au combat », écrivait joliment Friedrich Nietzsche.
Encore faut-il trouver le sens de celui-ci. Le combat au quotidien doit être à
la fois introspectif, c’est-à-dire une quête intérieure, et tourné vers le
monde, dans la défense des valeurs communes. Dans le premier cas – « la
victoire sur soi-même est la première et la plus glorieuse », écrivait
Platon –, il s’agit de retenir ses réactions les plus viles et irréfléchies, de
nourrir une esthétique comportementale – qui est la meilleure façon de se
respecter et de se faire respecter –, de domestiquer les « passions
tristes » (telles que décrites par Spinoza) ou de faire primer la qualité
sur la quantité. Dans le second, il consiste à lutter pour la préservation
notre identité civilisationnelle partout où elle déploie son génie et à combattre
les forces relativistes ou hostiles qui entendent l’anéantir.
La contemplation, à différencier du
vice de la paresse (chère à Paul Lafargue), mais à rapprocher de l’oisiveté
perçue comme mère et condition de toute philosophie (selon Thomas Hobbes),
consisterait quant à elle à se créer des espaces de méditation, d’inspiration et
de réflexion grâce à la culture (peinture, grande littérature, musique…), seule
à même, dans un monde dénué de transcendance – quoique l’homme est un être
métaphysique, sait-on mieux depuis Schopenhauer, et en nourrira toujours
l’aspiration –, de redonner un sens à la vie et d’en surmonter les épreuves, de
se parer des vertus de la prudence (la phrônesis
aristotélicienne), de s’ancrer dans la tradition, de tisser du lien entre
les générations, de toucher à l’universel à partir du particulier et, parce que la sagesse conduit à souhaiter la paix, de créer
des passerelles entre les cultures – par le surpassement notamment du livre
unique.
L’être à la quête de cette double
exigence comme éthique de vie nourrit forcément une vision élevée des rapports
humains. Chez lui, l’amitié est perçue telle que l’envisageaient les
mousquetaires (Dumas) réunis par la devise apocryphe « un pour tous, tous
pour un » ou encore par les combattants de la Saint-Crépin (Shakespeare). A
cette aune, la force des rapports se mesure au sens du sacrifice dans les
combats communs et non dans la bassesse si actuelle des trahisons et des
réconciliations successives - mais peut-on en vouloir aux contemporains alors
que la Bible nous a donné le mauvais exemple avec le retour du fils prodigue ou
l’autre joue tendue ? L’amour se pare quant à lui des vertus littéraires par
lesquelles n’ont valeur pour les hommes que les femmes ayant les atours de
l’héroïne de roman à propos de laquelle, comme l’écrivait Dante, on peut « dire
ce qui jamais ne fut dit d’aucune » - et pour les femmes n’ont d’intérêt que
les hommes capables d’esprit chevaleresque (galanterie, courtoisie, défense de
la veuve et de l’orphelin…).
Une telle exigence morale permet également de
surmonter avec moins de douleur les difficultés de la vie (deuils, ruptures,
trahisons…). Lire les grands auteurs tragiques, comme Eschyle (qui dans
« Les sept contre Thèbes » narre la lutte fratricide entre Etéocle et
Polynice) ou Racine (qui dans « Andromaque » raconte la suite
douloureuse d’Oreste qui aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque qui
aime Hector qui est mort) sera toujours plus utile qu’un enchaînement de
consultations chez des psychologues. Entrer en communion avec une
œuvre d’art (un tableau de Raphaël ou un vitrail de la Sainte-Chapelle) tisse
un lien indéfectible entre notre époque et celles qui l’ont précédée et la
suivront. Ecouter une sonate de Beethoven nous permet de tutoyer l’universel
davantage qu’en nous abreuvant des syncrétismes musicaux actuels qui relèvent davantage
de la cacophonie que du génie. S’inspirer des sacrifices des grands héros imaginaires
et réels (Achille et Hector, Leonidas aux Thermopyles…) arrime notre
action au temps long. (On peut aussi considérer que les arts populaires
apportent quelque réconfort ou inspiration : les dix dernières minutes de
« La Strada », mélange de virilité et de sensibilité, ridiculisent
les théoriciens de la disparition des genres ; « Le pont de la
rivière Kwai » est une ode à l’héroïsme ; « Les amants d’un
jour » de Piaf nous préservent de relations éphémères…)
L’ascèse ainsi présentée est le moyen le plus évident de tenir éloignée la mort. Il est toujours étonnant de
constater que les athées, qui ne croient pas en l’au-delà, s’empressent
d’adopter des comportements en phase avec une interprétation dévoyée des
préceptes épicuriens (malbouffe, consommation de psychotropes, alcoolisme…) et
précipitent ainsi leur propre fin. A l’inverse, et tout aussi
contradictoirement, les croyants, qui par définition estiment que le salut réel
a lieu dans l’au-delà, retardent, par les interdits qu’ils se fixent, l’heure
de leur jugement. A rebours, la praxis que nous prônons, transformant la vie en
aventure et s’enivrant du sacré inhérent aux productions supérieures de
l’humain, permet d’atteindre l’ataraxie et de profiter pleinement et le plus
longtemps possible de la vie, sans devoir recouvrir aux délires modernes dont
le transhumanisme est le dernier avatar.
Dans son magnifique roman « Il fuoco »
(« Le feu »), Gabriele d’Annunzio, mis au rebut pour son compagnonnage
malheureux avec Mussolini avant que ce dernier ne vît en lui un concurrent et
ne s’en séparât, résumait à propos : « Je ne comprends pas pourquoi
les poètes s’indignent aujourd’hui contre la vulgarité de l’époque présente et
se plaignent d’être nés trop tôt ou trop tard. J’ai la conviction que tout
homme d’intelligence, aujourd’hui comme toujours, a le pouvoir de se créer dans
la vie sa belle fable. »
L’homme qui crée sa propre fable, en
remplissant simultanément les rôles du sage et du guerrier, se rapprochera des
vertus du « surhomme » cher à Nietzsche, forgeant dans le marbre sa
propre raison d’être au monde et gravant dans l’écorce le génie des siècles.
Forcément, entraîné par un tel cercle vertueux, principe philosophique qui
rompt avec la logique binaire de la société moderne, un tel être élevé au-delà
de sa condition observera le monde depuis ses propres citadelles de résistance
que rien ne pourra assiéger, sera compagnon de route fidèle, écrasera l’infâme
pour mieux créer des ponts, redonnera sens au sacré en cherchant sa Jérusalem
céleste et sa Rome intérieure, prendra et conservera en ses mains son destin, échappera
à sa propre obsolescence en tenant à distance sa mort comme fin de toute chose,
trouvera son équilibre en privilégiant l’être sur l’avoir, sera chevalier du
Bien et du Beau et s’érigera en ami de l’art, de la nature et de la culture.
A l’heure du crépuscule qui s’abat sur nos contrées, il est temps pour l’aigle, majestueux, fier et conquérant, de prendre son envol et pour la louve, protectrice, nourricière et fidèle, de redonner lait à la civilisation, afin de pouvoir savourer les douceurs pastellisées d’une nouvelle aurore.
A l’heure du crépuscule qui s’abat sur nos contrées, il est temps pour l’aigle, majestueux, fier et conquérant, de prendre son envol et pour la louve, protectrice, nourricière et fidèle, de redonner lait à la civilisation, afin de pouvoir savourer les douceurs pastellisées d’une nouvelle aurore.
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