jeudi 30 avril 2020

Du soleil par ma fenêtre

A travers les vitres entretenues de mon modeste appartement, les lilas en fleurs me toisent de leurs couleurs vives à défaut de pouvoir m'enivrer de leurs parfums de printemps, la flèche surplombant le clocher de la petite église de quartier émerge des arbres dont la crinière verte s'agite à tous les vents, la route est désengorgée de sa noria habituelle de véhicules et les rideaux tirés du voisin couvrent son intérieur d'un voile pudique.

 

L'horizon de mon confinement ne laisse entrevoir aucune trace de cette guerre annoncée sur tous les tons. Aucun obus ne vient déchirer nos tympans et nos habitations ; le coronavirus ne porte pas d’armes et le covid-19, portant pourtant un nom de bombardier, ne lâche aucune bombe ; pas un soldat n’est venu frapper à nos portes afin d'emmener un proche ou vérifier que nous ne cachions quelqu’un ; il n’y a ni tranchées, ni boyaux, ni lignes de combat ; et il n'y aura guère de monuments aux morts sur les places de nos villages. Laisser accroire que nous serions empêtrés dans un conflit sanglant n'est qu'un effet de langage permettant à nos chefs de gouvernement de se hisser au rang de chefs de guerre et, nous, plus modestement, de jouer aux résistants de pacotille.

Allumée en permanence sur les « chaînes infos », ma télévision dégurgite son flux d'informations entrecoupées de commentaires stériles des experts auto-proclamés, des conférences de presse de politiciens infatués et des prestations des troubadours. La seule analyse qui vaille en ce moment est la suivante : le coronavirus marque la fin d'un monde, leur monde, celui des frontières ouvertes, de l'universalisme heureux, du nomadisme ; il est l'allégorie, comme la peste le fut du fascisme chez Camus, de ce que notre corps social a laissé pénétrer en lui ces dernières décennies - les attentats n'auront, mais nous le savions, pas servi de leçon.
Ils pensent, tout naïfs qu’ils sont, qu' « il y aura un avant et un après », selon la formule consacrée. Le déconfinement décrété, nous nous presserons pourtant dans les cafés pour noyer notre nihilisme dans l'alcool et échanger les mêmes futilités qu'auparavant, dans les magasins pour épancher notre soif de surconsommation, dans les stades pour insulter l'adversaire. Comment pourrions-nous, d'ailleurs, nous draper d'optimisme en découvrant sur les réseaux sociaux des proches se nominer à coups de verres d'alcool absorbés à la va-vite, en lisant dans la presse que des candidats d'une émission de télé-réalité sont menacés de mort, en comptant les imbéciles agglutinés devant les Quick et les Brico ou, pire, en observant, impuissants, les banlieues françaises s'embraser ?
Sur la table de mon salon, s'empilent quelques grands classiques de la littérature dans lesquels je me suis replongé : quitte à être accompagné, autant l'être par le père Goriot, abandonné par ses filles vénales, le comte Mosca et la belle Gina - héros et héroïnes de La chartreuse de Parme -, Pantagruel et Panurge ; quitte à être épris, autant l’être de madame Arnoux ou de la princesse de Clèves ; quitte à tutoyer la folie, autant le faire en compagnie de Dorian Gray. J'ai même pris le temps de lire enfin Belle du Seigneur, cette histoire de perversion et de narcissisme, de décadence se terminant dans l'éther, que l'on nous présente comme une grande histoire d'amour. Et aussi Lolita de Nabokov, chef-d’œuvre d’abjection. Et enfin L'homme qui pleure de rire de Frédéric Beigbeder : bientôt, nous parlerons tous en émoticônes ou émojis, symboles par excellence de la société puérile.
Sur mon vélo à m'enfoncer dans la campagne ou sur mes deux jambes à gambader, il m'arrive de m'échapper à mon confinement et de profiter du soleil au son des oiseaux, des rivières et du vent dans les arbres. Le grand air permet de philosopher, de poétiser, de graver sur la pellicule de la vie les paysages sans fin. La quarantaine, néanmoins, devient longue. A faire l'inventaire des choses qui me manquent figurent les rencontres en chair et en os - car, avouons-le, les échanges virtuels ne nous vont pas au teint -, les matches de l'Olympique lyonnais, y compris les dribbles ratés de Bertrand Traoré, la diversité des informations ou les classiques cyclistes de printemps reportées.
En un mois, le monde s'est trouvé moins drôle avec la mort de Pierre Bénichou, moins chantant avec celle de Christophe, moins cruel rien qu’à la rumeur du décès de Kim Jong-Un, moins humain avec celui de dizaines de personnes âgées dans les maisons de retraite. Mais peut-être est-ce le prix à payer pour redécouvrir que la mort, que nous avions enfouie sous le boisseau, cachée, niée, tout immortels que nous pensions être grâce aux avancées de la science, fait partie du processus de la vie qu'elle vient clore ?
Huit heures sonnent au clocher. Les fenêtres s'ouvrent, les applaudissements retentissent. Les arbres léonins rugissent. Le soleil se fait moins perçant. Les effluves des lilas en fleurs viendraient presque caresser nos sens. Une journée vient de passer.

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