samedi 10 juin 2023

Venise, l'art de la vie, le défi de la mort

Je prenais jusqu'alors Venise pour la capitale du romantisme niais et du tourisme de masse, symbolisés par les gondoles, les baisers furtifs et les Aperol-Spritz, jusqu'à ce moment divin où je vis, à l'approche de la ville, les bâtisses affirmer leur caractère et devinai, derrière leurs contours se faisant précis, les canaux et leurs ponts, les cris et les soupirs, les oeuvres d'art et les siècles.

Car Venise est une plongée dans l'histoire. On imagine le monde qu'elle domina du temps de sa splendeur, avant que l'impitoyable ordre économique ne se trouvât d'autres capitales, moins à l'étroit : Anvers, Gênes, Amsterdam, Londres, et, bien plus tard, de l'autre côté de l'Atlantique, les Etats-Unis, avec New York et aujourd'hui la Silicon Valley. Grandeur et décadence d'un monde qui est passé des doges aux capitaines d'industrie de l'informatique, des palais aux open spaces avec tables de ping pong, des sequins aux monnaies virtuelles, des constructions palafittes aux clouds.

On devine les plus grands peintres poser leur toile au coeur de la Sérénissime, Bellini en précurseur, le Titien, Tintoret et Véronnèse bien plus connus, mais surtout le Canaletto, qui a sublimé la ville et a installé le paysage urbain en courant artistique, le védutisme, qui trouva d'autres précurseurs, aux Pays-Bas notamment avec Vermeer. On s'émeut aux notes de Vivaldi, virtuose du baroque, on s'esclaffe devant les saynettes impitoyables de Goldoni, on s'enthousiasme pour une cantate, une sérénade ou un opéra de Rossini, forcément à la Fenice.

Et soudain, on s'engouffre dans les pas de Casanova, échappé rocambolesque de la prison des Plombs, où il était enfermé pour atteintes aux bonnes moeurs, pour s'en aller séduire, aux quatre coins du continent, avant de coucher sur papier une vie tout en conquêtes - quelques siècles plus tard, il aurait eu à subir les mêmes assauts des néo-puritains.

Méditant tout en observant les reflets du soleil sur le canal Giudecca, séparant l'île éponyme de la ville historique, étendue où voguent quelques gondoles et un nombre croissant de bâteaux modernes, je compris que Venise est la ville où cohabitent, sans vraiment s'affronter, les opposés d'ordinaire irréconciliables : le passé (glorieux) et le post-moderne (vilain), la terre en bandes étroites et l'eau qui serpente, s'engouffre, ondule, les touristes en t-shirt, short et basket et les gentilshommes acquis aux charmes de la sprezzatura, la joie et la mélancolie, les chuchotements et le fracas.

Et puis, il y a ce sentiment indéfinissable qui situe Venise à mi-chemin entre la vie et la mort. Ce n'est sans doute pas pour rien que Thomas Mann et le génial Luchino Visconti y ont figé, l'un sur le parchemin, l'autre sur la pellicule, une oeuvre à la fois divine et crépusculaire. Alors, si j'ai, en ce monde, visité bien des villes, j'ai acquis une certitude : lorsque je sentirai les forces me quitter, dans quelques décennies, c'est sans doute au coeur de la cité lagunaire du nord de l'Italie que j'irai une dernière fois contempler le cours des siècles, le souffle de la vie et les merveilles du monde.

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