samedi 13 janvier 2024

Les raisins de la colère, et les vendanges à venir

Je fus initié à la littérature américaine en me plongeant dans les parchemins brumeux de la beat generation, puis dans ceux, plus sinueux encore, des auteurs que l’on qualifiera pudiquement de torturés. Question de tempérament probablement, ni Kerouac accompagné de sa horde, ni Salinger et ses épigones n’avaient réussi à me captiver. Il a fallu que j’emprunte d'autres chemins, qui ont la vie pour espérance et la mort pour risque, pour que je finisse par aimer les écrits parus par-delà l’Atlantique. L’Amérique est une affaire de conquêtes, vers l’ouest le plus souvent. Les raisins de la colère prouve que sa littérature obéit à la même règle.

Avec un style inspiré pour nommer ses romans – y a-t-il plus beau titre que celui-ci ? -, précis autant que poétique pour sublimer les paysages désolés et profondément réaliste pour camper les dialogues, John Steinbeck est, au sens noble du terme, un écrivain populiste. De gauche sans doute, bien qu'on doute qu'il se serait reconnu dans la « cancel culture » qui sert aujourd’hui de programme commun aux progressistes, dont la poussière n’est plus celle de l’effort, mais de la destruction des statues.

L'ensemble de l’œuvre du natif de Salinas, en Californie, est magistrale, à la fois grande fresque d’un monde en plein changement et plongée au plus profond de l’âme des gens et des lieux. Dans Des souris et des hommes, il narre le récit tragique de George et de Lennie, deux hères que tout semble opposer, mais réunis par l'amitié renforcée par un rêve commun, celui de posséder ensemble une ferme ;  A l’est d’Eden est l’adaptation magistrale du mythe d’Abel et de Caïn dans l’Amérique du début du XXe siècle ; avec Les raisins de la colère, qui lui permit de remporter le Prix Pullitzer en 1940, et sans doute le Prix Nobel de Littérature une vingtaine d’année plus tard, il retrace l'arrachement d'une famille enlevée à son Oklahoma natal, dévasté par une tempête de poussière autant que transformé par les nouvelles méthodes d’exploitation des sols.

La ruée vers le nouvel eldorado tournera au cauchemar pour des nombreux Oakies qui n’eurent d’autre choix que celui du déracinement. Triste vérité jamais démentie : quand la main-d’œuvre excède les emplois disponibles, les salaires finissent par baisser. Dans ce monde fait de désolation, que la foi peine de plus en plus malaisément à apaiser, Tom Joad est l’anti-héros par excellence : sorti du pénitencier, il rejoint sa famille au moment même où elle s’apprête à prendre la route, sans armes ni bagages ; au fil du voyage, il développe une conscience politique et se promet de combattre les injustices partout où elles se dressent face à l'homme.  Dans le film réalisé par John Ford et oscarisé à deux reprises – deux reprises seulement, serait-on tenté d’écrire -, il est incarné par Henry Fonda, qui crève l’écran encore noir et blanc, le soleil éclairant avec peine les visages maculés par la poussière.

"Dans l’âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines", écrit Steinbeck. Des terres rouges et grises de l'Oklahoma aux vallées odorantes d'arbres en fleurs de la Californie, entre les liserés brun qui s'allongent sur chaque baïonnette verte du maïs et les vrilles qui font leur apparition sur les vignes, il existe une route, pellicule empruntée par des automobiles rutilantes et bordée ça et là de points de restauration rapide et de stations essence. Sur celle-ci, des milliers de destins individuels finiront par imprimer une conscience collective.

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